Roberto Bolaño, 2666, pp. 1190-1191

« Vous me direz que la littérature ne consiste pas uniquement en œuvres maîtresses, mais qu'elle abonde en œuvres qu'on appelle mineures. Moi aussi je croyais cela. La littérature est une grande forêt, et les œuvres maîtresses sont les lacs, les arbres immenses ou très étranges, les éloquentes fleurs précieuses ou les grottes cachées, mais une forêt est aussi constituée d'arbres normaux, de forêts, de flaques, de plantes parasites, de champignons et de petites fleurs sylvestres. Je me trompais. Les œuvres mineures n'existent pas en réalité. Je veux dire : l'auteur d'une œuvre mineure ne s'appelle pas Machin ou Truc. Machin ou Truc existent, il n'y a pas de doute sur ça, et souffrent et travaillent et publient dans des journaux et des revues et de temps en temps ils publient même un livre qui ne gâche pas le papier sur lequel il est imprimé, mais ces livres ou ces articles, si vous faites attentions, ne sont pas écrits par eux.
Toute œuvre mineure a un auteur secret, et tout auteur secret est, par définition, un auteur d’œuvres maîtresses. […]Celui qui en vérité est en train d'écrire cette œuvre mineure est un écrivain secret qui n'accepte que la dictée d'une œuvre maîtresse. […].
À l'intérieur de l'homme qui est assis en train d'écrire il n'y a rien. Rien qui soit lui, je veux dire. Comme ce pauvre homme ferait mieux de se consacrer à la lecture. La lecture est plaisir et joie d'être vivant ou tristesse d'être vivant et surtout elle est connaissance et questions. L'écriture, en revanche, est d'ordinaire vide. Dans les entrailles de l'homme qui écrit il n'y a rien. Rien, je veux dire, que sa femme, à un moment, puisse reconnaître. Il écrit sous la dictée. Son roman, ou son recueil de poèmes, convenables, très convenables, sortent, non par un exercice de style ou de volonté, comme le pauvre malheureux le croit, mais grâce à un exercice d'occultation. Il est nécessaire qu'il y ait beaucoup de livres, beaucoup de beaux sapins, pour qu'ils veillent du coin de l’œil le livre qui importe réellement, la foutue grotte de notre malheur, la fleur magique de l'hiver.
Pardonnez ces métaphores. Parfois, je m'emporte et je deviens romantique. Mais écoutez. Toute œuvre qui n'est pas une œuvre maîtresse est, comment vous dire, une pièce d'un vaste camouflage. Vous avez été soldat, j'imagine, et vous savez déjà de quoi je parle. Tout livre qui n'est pas une œuvre maîtresse est chair à canon, infanterie vaillante, pièce sacrifiable puisqu'elle reproduit, de multiple manière, le schéma de l’œuvre maîtresse. Lorsque j'ai compris cette vérité, j'ai arrêté d'écrire. Mon esprit, cependant, n'a pas cessé de fonctionner. Au contraire, il fonctionne mieux sans écrire. Je me suis demandé : pourquoi une œuvre maîtresse a-t-elle besoin d'être occulte ? Quelles forces étranges l'entraînent vers le secret et le mystère ? »

« Je savais déjà qu'écrire était inutile, Ou que cela ne valait la peine que si l'on était disposé à écrire une œuvre maîtresse. La plus grande partie des écrivains se trompe, ou bien joue. Peut-être que se tromper et jouer, c'est la même chose, les deux côtés de la même pièce de monnaie. »