Mais pas tout. Nous parlions, par exemple, d'une histoire japonaise
que Lafcadio Hearn avait reprise. Un homme s'est perdu dans les bois. 
La tempête approche. Anxieux de demander son chemin,
il court vers ce qu'il prend pour un paysan,
qui marche devant lui dans la pénombre qui s'épaissit. 
Le paysan – ou ce à quoi il parle –
se retourne
et le voyageur voit un visage sans nez et sans yeux,
lisse comme un œuf, et s'enfuit. 
Alors, comme il court, trébuchant, ne cherchant plus à présent qu'à se sauver,
il voit à nouveau ce qu'il prend pour un paysan qui marche devant lui. 
il court vers lui, avide de n'importe quelle compagnie humaine,
après la vision qu'il a eue,
et lui crie ce qu'il vient de voir ;
et le même visage se retourne vers lui et lui demande :
"C'était quelque chose comme ça ?"
je pouvais dire que cette histoire était bouleversante
parce qu'elle signifiait que nous ne pouvions que retrouver
l'horreur à laquelle nous pensions avoir échappé,
ou bien que nos terreurs secrètes nous prédisent
ce que nous ne manquerons pas d'avoir à affronter. Al disait :
"Compare ça à un conte allemand. 
Quand les allemands veulent faire une figure affreuse,
une sorcière par exemple,
ils agrandissent ses yeux, ils lui rallongent le nez, les dents, les ongles –
ils ajoutent, ils exagèrent ;
mais les japonais font une figure encore plus affreuse
parce qu'elle est moins humaine :
ils la privent de tout – du nez, de la bouche, et même des yeux."


Charles Reznikoff,
à la source du vivre et du voir,
1969
traduit de l'anglais (états-unis) par andré markowicz
aux éditions unes
2021